Pourquoi il faut en finir avec l’aide publique et les réductions de dette sans contrepartie
L’aide publique au développement et les réductions de dette n’atteignent pas leurs objectifs, elles sont coûteuses pour les contribuables et exonèrent les pays débiteurs de leurs responsabilités économiques et sociales envers leurs populations. Il est temps, malgré les nombreuses objections que cela soulève, de revoir de fond en comble leur fonctionnement.
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Michel-Henry Bouchet
Professeur émérite à la Skema Business School, ancien économiste à la Banque mondiale et PDG d’Owen Stanley Financial
Publié le 6 mai 2023 Lecture : 6 minutes.
En 2023, nombre de pays d’Afrique, dont la Tunisie, sont tentés de tourner le dos au Fonds monétaire international (FMI) et au Club de Paris à cause des conséquences socio-économiques des réformes requises. Le coût social et politique, estiment-ils, ne compenserait pas les flux espérés d’aide au développement et d’allègement de dette. Mais par ailleurs, ces bailleurs internationaux ne financent-ils pas des pays qui n’appliquent ni réformes ni bonne gouvernance ?
L’aide publique au développement (APD) des pays de l’OCDE vise à compenser l’insuffisance de ressources locales pour réduire la pauvreté et stimuler le développement durable. Son montant nominal est impressionnant : 206 milliards de dollars en 2022, une hausse de 15 % en termes réel sur un an. L’aide de la France atteint 16 milliards de dollars, principalement au profit de l’Afrique sub-saharienne qui en reçoit près de 40 %. En parallèle, les pays développés soutiennent ceux à faible revenu par des annulations de dette à travers les mécanismes du Club de Paris. Une centaine de pays pauvres ont bénéficié d’allégements de dette publique pour plus de 600 milliards de dollars, dans le cadre d’accords avec le FMI et la Banque Mondiale.
La réduction de dette conjuguée à l’aide publique devrait stimuler la croissance et un développement soutenable, c’est-à-dire « inclusif », dans un cadre de bonne gouvernance et de renforcement institutionnel. Dans la pratique, les crises sont récurrentes et le développement reste un mirage. Le Sénégal est venu 15 fois au Club de Paris, la RDC et le Togo 14 fois, la Côte d’Ivoire 13 fois, Madagascar 12 fois, l’Argentine, l’Ouganda, la Mauritanie et le Congo 9 fois…
Un rôle d’arbitre remis en question
Non seulement l’annulation de dette ne rétablit ni les finances publiques ni l’équilibre des balances de paiements ni les réserves des banques centrales, mais elle vient soutenir des régimes gouvernés par des autocrates empreints d’une corruption endémique, et ces aides sont sans incidence sur les populations locales. L’investissement reste faible, la fuite des capitaux est récurrente, l’indice de développement stagne, les écarts de revenus sont larges, l’espérance de vie se réduit souvent, et les migrations demeurent alors la seule option d’une jeunesse dépourvue de perspectives.
Ces réductions de dette orchestrées par des fonctionnaires de pays de l’OCDE et d’agences multilatérales sont parfois des aubaines pour certains conseillers en situation de conflit d’intérêt. Mais bien d’autres raisons d’y mettre un terme s’imposent : d’abord, la montée en puissance de la Chine rend le cadre du Club de Paris obsolète car sa contribution aux flux nets de capitaux devient modeste.
L’aide extérieure devrait certes soulager les contraintes budgétaires du pays mais elle a rarement un plein effet sur les populations défavorisées
Il en va de même pour le Club de Londres des banques internationales, devant l’essor des émissions obligataires des pays émergents (environ 29,6 trillions de dollars, soit 25 % du marché global, avec une part d’émissions publiques de l’ordre de 44 %). D’autre part, la dette des pays émergents est de plus en plus en monnaie locale, sous la forme de crédits bancaires ou surtout d’émissions obligataires sur le marché domestique. C’est le cas, par exemple de pays tels que la Zambie et le Ghana, compliquant beaucoup les restructurations de dette qui se feraient alors aux dépens des porteurs domestiques !
Enfin, le rôle d’arbitre (et de catalyseur de financements) du FMI et de la Banque mondiale est remis en question, à la fois par les pays débiteurs qui refusent la conditionnalité et par des créanciers, notamment la Russie et la Chine. Cette dernière porte des créances d’environ 840 milliards de dollars sur les pays en développement (dont environ 30 % de refinancements pour des pays en crise financières), comparés aux 350 milliards de dollars des 22 pays du Club de Paris.
Tout ceci milite en faveur d’une suspension des mécanismes grippés d’aide publique et de réduction de dette qui n’atteignent pas leurs objectifs, qui sont coûteux pour les contribuables, et qui exonèrent les pays débiteurs de leurs responsabilités économiques et sociales envers leurs populations. La suspension de l’aide et des réductions de dette, pourtant, soulèverait plusieurs objections.
D’abord, le gel des mécanismes d’aide accélèrerait la crise dont les premières victimes sont les populations les plus vulnérables. Cet argument moralisateur ne tient pas compte de la réalité. L’aide extérieure devrait soulager certes les contraintes budgétaires du pays mais elle a rarement un plein effet sur les populations défavorisées (santé, éducation, autonomie alimentaire). Un pays failli ne peut ou ne veut fournir à sa population les conditions nécessaires pour transformer la croissance en développement inclusif et soutenable.
La finance a horreur du vide
Ensuite, la finance a horreur du vide et les besoins de financement du pays seraient comblés par des créanciers moins exigeants, tels que la Chine ou la Russie, ou par des crédits privés à court terme et onéreux. Mais les pays en développement découvrent tôt ou tard que les conditions de la Chine (collatéraux et garanties de paiements) sont plus drastiques, in fine, que celles de Washington.
Troisième problème : l’arrêt des flux d’aide empirant la crise de liquidité aura un effet de retour négatif sur les donateurs traditionnels. Ils souffriront d’une baisse de leurs exportations et des investissements de leurs entreprises, ou de flux migratoires en hausse. En fait, l’aide et les réductions de dette ne stimulent ni flux commerciaux vers les créanciers ni investissements directs dans les pays débiteurs. Une partie importante des flux de capitaux en faveur du Sud revient au Nord sous forme de fuite des capitaux. La Banque mondiale elle-même reconnaît qu’une partie non négligeable de ses flux d’aide s’évapore dans des paradis fiscaux. En Afrique sub-saharienne, les dépôts bancaires privés dans les banques internationales (260 milliards de dollars) représentent 86 % des créances bancaires, et ceux des familles plus de quatre fois leurs dettes bancaires.
Beaucoup de pays en développement sont riches avec une population pauvre, et leur délitement institutionnel est corrélé avec leur niveau de corruption
Enfin, il existe un risque de fuite en avant qui peut générer un effet domino dangereux, le défaut sur la dette contribuant à une crise financière qui précipite un État en crise dans une faillite institutionnelle, devenant alors un état voyou (Venezuela, Somalie, Syrie, Yémen, Libye, Guinée équatoriale, Burundi, Nicaragua, Congo, Angola…). En janvier 2021, le Tchad a été le premier pays à demander un traitement de sa dette au titre du Cadre commun adopté par le G20 et le Club de Paris alors qu’il est particulièrement mal classé dans les différentes études sur le niveau de corruption.
En fait, beaucoup de pays en développement sont riches avec une population pauvre, et leur délitement institutionnel n’est pas corrélé avec les niveaux d’aide extérieure mais avec leur niveau de corruption, surtout pour ceux dont la croissance est tirée par les hydrocarbures et les rentes minières. Le Soudan a connu 35 coups d’État depuis son indépendance en 1956, et sa population connaît une nouvelle crise humanitaire en 2023, dans un climat de guerre civile.
Au total, la « fatigue de l’aide » s’accroît. L’aide ne développe qu’une complaisance dans les pays riches et une frustration rancunière dans les pays du Sud. Censée promouvoir l’économie de marché dans un cadre de démocratie libérale, elle ne convainc plus. Il faut donc y substituer un soutien ciblé sur des projets et des investissements productifs conditionnés à des critères stricts d’amélioration de la gouvernance et des conditions de vie des populations, sous le contrôle des bailleurs de fonds, d’ONG spécialisées et de l’ONU. Et les fonctionnaires et les consultants disposeront alors de tout le temps nécessaire pour découvrir, sur le terrain et avec étonnement, que le développement est la croissance adossée aux conditions qui la rendent durable : santé, éducation, habitat, et bonne gouvernance.
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